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lundi 15 février 2016

Le choc des décolonisations par Jean CORCOS



LE CHOC DES DÉCOLONISATIONS

Par Jean CORCOS

            

          Le 31 janvier dernier, je recevais Pierre Vermeren. Historien, arabisant, professeur d'Histoire contemporaine à l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne, il a déjà consacré plusieurs ouvrages au Maghreb et en particulier au Maroc.  Nous avons parlé de son dernier livre, «Le choc des décolonisations - De la Guerre d'Algérie aux Printemps arabes». C'est un ouvrage impressionnant de 330 pages, dont l'ambition dépasse celle de ses livres précédents dans la mesure où il parle de toutes les anciennes colonies françaises, et pas seulement de l'Afrique du Nord. Sa perspective historique évoque largement le statut de ces pays à l'époque coloniale, et rappelle aussi les conditions, par endroit tragiques, de la décolonisation.



Pierre Vermeren

            J'ai retrouvé Pierre Vermeren - découvert en 2004 pour son livre déjà iconoclaste «Maghreb, la démocratie impossible» -, dans l'originalité de son approche, qui aborde toutes les dimensions de ces sociétés, et dans sa dénonciation argumentée de ce que fut la gouvernance de ces pays. Comme il l'écrit dans l'introduction : «L'échec des élites décolonisées du Sud se double d'un gros mensonge des élites du Nord : sous couvert d'amnésie, de respect de la souveraineté des anciennes colonies, et derrière le cache misère du tiers-mondisme, les élites du Nord n'ont jamais regardé en face les sociétés du Sud, leurs impasses et les mensonges de la décolonisation sans les peuples».
            En 1945, les émeutes de Sétif et la proclamation d'indépendance du Vietnam par Hô Chi Minh annoncent le processus de décolonisation. Or cela va prendre 17 longues années, des guerres en Algérie et au Vietnam, contrairement à toutes les autres puissances européennes qui vont décoloniser presqu'en douceur à l'exception du Portugal. Comment l'expliquer ? D'abord, la France a été dévastée par la Seconde Guerre Mondiale, et les dirigeants vont se dire à la Libération que le seul moyen de restaurer sa puissance nationale et internationale, c'est de garder son empire. Or les élites des peuples colonisées vont penser de leur côté que c'est le moment d'en sortir, d'où le clash. L'Algérie en revanche avait été carrément intégrée au territoire français avec des départements comme en Métropole.
Harkis en Algérie

            Le bilan de ces guerres coloniales a été terrible, et Pierre Vermeren l'a confirmé. En Indochine, un habitant sur 30 tué ou blessé ; à Madagascar, la répression de 1947 fait des dizaines de milliers de morts, et ces tueries n'ont pas du tout été médiatisées. Mais il y a eu surtout la guerre inutile en Algérie, dont aucun but n'a été atteint puisque les Européens n'ont même pas pu rester sur place : entre 300.000 et 460.000 Algériens tués par l'armée française, en majorité civils ; 40.000 Français tués ; 70.000 harkis engagés avec l'armée française, tués, y compris ceux abandonnés par la France en 1962 ; et entre les tués et les exilés, 20% de la population a disparu.
            Quels en ont été les récits officiels après l'indépendance de 1962 ? Côté français c'est l'amnésie, un oubli décidé par De Gaulle, accompagné d'un déni : «il n'y a pas eu de guerre, donc pas d'anciens combattants», et la volonté d'entrer dans la construction européenne et la modernisation du pays. Pierre Vermeren a ainsi évoqué les livres d'Histoire durant l'année où il a passé le Bac, où tout s'arrêtait encore en 1945. En Algérie au contraire, le pays s'est construit après l'indépendance sur un récit idéologique, mythique, avec un ou deux millions de martyrs (tout le monde sait là-bas que ces chiffres sont faux, mais cela fait partie de l'idéologie officielle). Les anciens combattants ou «Moudjahidin» et le FLN ont été mis au cœur du pouvoir, et aucune recherche historique indépendante n'a été tolérée dans les universités.

            Le bilan économique de ces pays, plus d'un demi-siècle après, est dans l'ensemble désastreux. En termes de PIB par habitant, aucune ancienne colonie n'est considérée comme un pays développé. Parmi les pays dits «intermédiaires», on trouve les pays arabes méditerranéens, entre le Liban à la 63ème place et le Maroc à la 113ème place. Ensuite, pour les «pays les moins avancés», 17 sur 44 dans le monde sont des anciennes colonies françaises et parmi les 25 les plus pauvres, on trouve 9 anciennes colonies françaises.
            Comment l'expliquer ? D'abord, le développement économique n'a pas été la priorité de la France : présence d'administrateurs, mais pas de peuplement - sauf, et c'est relatif, en Algérie ; pas d'industries, plutôt une prédation des ressources minières. Ensuite, il y a eu la concurrence avec le Royaume Uni pour contrôler le maximum de territoires colonisés, mais ce fut en termes de surface et non pas de richesses potentielles. Et enfin, il y a eu l'explosion démographique, favorisée sous la colonisation par les progrès médicaux et la vaccination, mais qui est venue avant la croissance économique et qui au final l'a empêchée. Le fait que ces pays étaient en majorité musulmans y a contribué, avec le refus de maitriser cette croissance de population. Dans certains pays - Tunisie, plus tard Maroc - il y a eu un effort, mais pas en Algérie, où par volonté politique il y a aujourd'hui chaque année plus de naissances qu'en France.
            Le livre a un titre terrible pour le chapitre VII, «l'État, bien patrimonial». Quelle était la répartition des propriétés agricoles avant, pendant et après la colonisation au Maghreb ? Dans un lointain passé, la propriété privée n'existait pas ; il y avait les biens relevant du Sultan, et le plus gros appartenait aux tribus. La colonisation a créé un domaine public et un domaine privé en majorité aux mains des Français. La décolonisation a repris le domaine public et nationalisé les terres des colons, mais cela s'est fait - sous couvert de «nationalisme» ou de «socialisme» - au profit exclusif des dirigeants et de leurs obligés. Le livre raconte aussi comment la Sonatrach en Algérie pour le pétrole, et l'Omnium Chérifien des Phosphates au Maroc, ont été utilisés directement par les pouvoirs de ces deux pays.

            Comment se sont construits les trois pays du Maghreb après la décolonisation ? Pierre Vermeren écrit  que partout «les États indépendants sont la suite bureaucratique des États coloniaux» : est-ce à dire qu'il n'y avait pas «d'États nations» ? Les États se sont construits en fait sur le modèle colonial et jacobin, bureaucratie, armée, police ; et les décolonisés se sont empressés d'entrer dans cette bureaucratie en accaparant le pouvoir. Si on considère les trois pays du Maghreb, chaque cas est différent. En Algérie, les élites ont été décimées par la guerre ou sont parties - comme les Juifs -, et ceux qui ont eu la direction à l'Indépendance n'étaient pas des intellectuels. Au Maroc, tous les acteurs - sauf Ben Barka - voulaient qu'il y ait une continuité. En Tunisie, les pouvoirs personnels de Bourguiba, puis de Ben Ali, ont structuré le pays, mais autour d'élites qui avaient au départ un modèle moderniste.
            Le livre donne plusieurs explications pour le long maintien au pouvoir des régimes despotiques, au Maghreb et en Afrique Noire : contrôle militaire et policier pire que du temps de la colonisation ; répression féroce des militants de gauche ; répression des opposants politiques, emprisonnés, exilés, voire assassinés à l'étranger. Pourquoi les islamistes se sont  retrouvés ensuite face aux régimes, avec en Algérie la guerre civile des années 90, qui a été une horreur avec 200.000 tués, et un échec ? Pierre Vermeren a répondu que, sous ces dictatures, les Mosquées étaient le seul espace de liberté, et que les dirigeants ont fait un mauvais calcul, pensant que «la religion est l'opium du peuple» et que cela détournerait le mécontentement. Ils n'avaient pas du tout intégré l'islam politique, et sa force potentielle, comme par exemple Ennahda en Tunisie.
Foccart au centre de la photo

            À propos de l'Afrique Noire, le livre raconte son passage presqu'en douceur vers l'Indépendance, en rappelant que plusieurs pays actuels étaient regroupés au départ dans des fédérations, l'AOF et l'AEF. Pourquoi cette balkanisation ? Ce fut une double volonté, française et africaine : l'ancienne métropole a pu plus facilement «tirer les ficelles», et gagner 20 partenaires à l'ONU ; les élites africaines ont gagné ainsi des bonnes places, de gouvernants, diplomates, etc. ; et cela explique en partie leur retard économique. La fameuse "Françafrique", mise en place par de Gaulle et pilotée par Jacques Foccart, a-t-elle  duré au delà de l'alternance politique en France en 1981, et du fameux «discours de la Baule» de Mitterrand en 1990 ? La réponse est oui, même si la Chine a maintenant pris, au niveau économique, la place des anciens colonisateurs.


4 commentaires:

Hamdellah ABRAZ a dit…

Très juste description/analyse des faits passés et présents notamment sur l'Algérie (mon pays)... Reste seulement, que le terme de "Maghreb" utilisé, est inapproprié pour désigner l'Afrique du Nord. Pour rappel, le premier parti politique ( En Algérie) se nomme bien Etoile Nord Africaine" et non Etoile du Maghreb.. Les mots ont leur importance dans cette guerre notamment, idéologique contre ces fascismes nouveau et ancien : " l'islamisme et l'arabisme".

Yossef NAMAN a dit…

Pourquoi la France a-t-elle tellement échoué dans sa décolonisation, contrairement à la Grande-Bretagne ? Pourquoi, malgré les richesses énormes mises en valeurs à l'époque coloniale, les anciennes colonies françaises sont toutes, sans exception devenues des républiques bananière pour ne pas dire des dictatures ? Pour ne parler que de ce que je connais, sous le contrôle de notre ami Hamdellah, la très grande majorité des gens de type européen, (j'utilise ce terme pour éviter de parler de colons, pieds noirs ou autres communautés installées en Algérie avant 1830) vivant dans l'Algérie de l'avant indépendance voulait une société multi-culturelle avec des responsabilités partagées, des élus des deux bords etc. La métropole, gouvernée par l'argent et les intérêts pétrolifères et gaziers refusait ce consensus jusqu'au jour où la ligne de non retour a été dépassée. Pourquoi à l'Algérie Française n'a pas succédé une Algérie républicaine à l'image de l'Inde ? C'est bien la faute au peuple de métropole qui est profondément raciste, bien que le politiquement correct nous interdise de tels propos. Qui fut préfet de Constantine : Maurice Papon. Qui fut préfet de Constantine une fois la ligne de non retour passée : El Haddad, qui fut un grand préfet mais malheureusement c'était trop tard.

Hamdellah ABRAZ a dit…

Les "indépendances" des pays africains constituent un vrai et douloureux ratage historique.... la thérapie appliquée fut très mauvaise et l'on voit la catastrophe que vit le continent africain.... après 50 ans .et notamment l'Algérie (mon pays où j'y vis) : très peu d'avancée démocratique... développement économique encore à attendre... régression des valeurs et ce en dépit de richesses importantes dont le pétrole/gaz.... ...Peut-être que la "thérapie" appliquée à la remontée des poissons pêchés dans les grands fonds, aurait été meilleure pour beaucoup de nos pays africain !!!!

Marianne ARNAUD a dit…

J'ai lu et relu cet article. Il se pourrait qu'il manque un mot pour expliquer le bilan "dans l'ensemble désastreux" de ces pays. C'est le mot :"corruption".