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mardi 5 juillet 2016

Rocard, le socialisme et Israël



ROCARD, LE SOCIALISME ET ISRAËL

Par Jacques BENILLOUCHE

copyright © Temps et Contretemps


J’ai eu un contact éphémère avec Michel Rocard en 1963. J’ignorais à l’époque qui il était, en raison de ma culture politique très primaire en ces temps-là. J’enseignais au Lycée Buffon à Paris, bastion des professeurs socialistes et communistes dont plusieurs furent d’ailleurs élus députés avec l’arrivée de Mitterrand au pouvoir. 



Lycée Buffon à Paris 15°

Rocard était venu «rendre visite» à ses amis et en avait profité pour nous parler à bâtons rompus du Parti socialiste unifié (PSU) qu’il avait créé en 1960 et de l’orientation qu’il préconisait. Il venait draguer pour son parti avec beaucoup de persuasion puisqu’il parvint à faire signer des bulletins d’adhésion à plusieurs jeunes professeurs. Ce fut pour moi une découverte de la politique française sous sa forme la plus militante. Mais déjà sioniste et président de l’UEJF à Paris, j’avais refusé de sauter le pas vers un militantisme français. Cependant j’avais été impressionné par la simplicité avec laquelle il exprimait ses idées et la qualité de ses arguments. On peut dire que mon initiation à la politique française date de cette époque et que certaines traces ont été indélébiles.
Yves Rocard

Par la suite, Michel Rocard, protestant «gauchiste», est passé par plusieurs phases jusqu’à se reconvertir en social-libéral soft. Paradoxalement il était fils d’un riche bourgeois, Yves, un petit «capitaliste» dont les modestes rémunérations de professeur d'université étaient complétées par des contrats d'ingénieur-conseil pour toutes sortes de petites compagnies. Il a été chargé en particulier de la maîtrise d'œuvre du pont de Tancarville en tant que spécialiste de la dynamique générale des vibrations. Il s’était aussi lancé dans plusieurs aventures foncières qui lui permirent, à son décès en 1992, de laisser à Michel Rocard une petite fortune de dix millions de francs. Cela fit dire à son fils : «de cette année-là date ma relative aisance. Avant, j'avais régulièrement complété mes revenus - d'environ 15 % - par des conférences». Il ne faisait donc pas œuvre de pauvreté en militant au PSU ce qui n’était pas incompatible avec l’idéologie du parti ; il existait d'ailleurs un millionnaire rouge au PC.
Michel Rocard se lança dans sa jeunesse dans le scoutisme unioniste qui lui permit par la suite de faire la jonction de la «deuxième gauche» avec la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne). Gilles Martinet, vétéran marxiste et cofondateur du PSU, avait estimé qu’il s’agissait là d’un phénomène majeur : «Rocard était protestant, mais le visage moral qu'il a donné à la gauche lui a rallié les catholiques de base et les militants CFDT, hostiles à la politicaillerie socialiste traditionnelle. Cette mouvance-là formait même, avant 1968, la majorité au parti». 
Pour Rocard : «Mon histoire s'inscrit dans celle du catholicisme de gauche». Il sera celui qui dépoussiéra les vieilles tendances anticléricales de la SFIO en devenant profondément anticolonialiste,  humaniste, et résolument anticommuniste. Cette tendance expliquera ses sympathies pour les Palestiniens et Yasser Arafat en particulier.
Rocard-Arafat

Le premier contact public de Michel Rocard avec Yasser Arafat datait de 1980 selon les confidences de Alain Pierret qui était à l’époque premier secrétaire à l’ambassade de France à Belgrade. «Le  4 mai 1980, à 19 heures, la radio serbe donne la nouvelle : Josip Broz Tito est mort. A l'ambassade, la décision de l'Elysée tombe très vite: la France sera représentée aux funérailles par le Premier ministre, Raymond Barre. Libération titre «Le Gotha mondial pour Tito», mais souligne l'absence des «trois goujats» que sont les présidents Carter, Castro et Giscard. Les excuses invoquées n'ont convaincu personne ici, écrit de son côté Paris-Match qui ironise: «Mais, au fait, où sont donc les Français?» Ils sont, en effet, peu nombreux et peu visibles. Outre la délégation gouvernementale, composée du Premier ministre et de Jean François-Poncet, ministre des Affaires étrangères, quelques représentants de partis et de syndicats ont fait le déplacement. Le PC est en force: Georges Marchais, Maxime Gremetz et Félix Damette; PSU et MRG sont également là, ainsi qu'Edmond Maire et Jacques Chérèque pour la CFDT, Gérard Gomez pour la CGT. Simone Veil aussi, comme présidente du Parlement européen. Singularité remarquée, la participation dédoublée des socialistes. Le directeur d'Europe occidentale au ministère des Affaires étrangères me demande de passer le voir. Comment est-il possible que le PS envoie deux délégations officielles? Ne peut-on les regrouper? Je l'en dissuade. Jean-Pierre Cot, qui accompagne Michel Rocard, me signale leur venue; j'irai les chercher à l'aéroport; l'embrassade du futur Premier ministre avec Yasser Arafat sera largement diffusée ».
Cette embrassade avec Arafat scellera à jamais l’aspect anti israélien de Michel Rocard alors qu’il comptait de nombreux amis parmi les travaillistes israéliens et parmi les Juifs. Il s’agissait d’une fausse image qui s’était répandue car il entretenait avec les Israéliens des relations étroites politiques et personnelles. En fait il était dans sa logique puisqu'Israël était accusé d'être une Etat colonialiste. Mais il devait par la suite corriger sa position pour mieux l'équilibrer. 
En juin 2003, Rocard avait retrouvé le quartier du Luxembourg qu’il fréquentait jeune enfant. L'appartement d'Ilana, la psychologue, était situé à la rue d'Assas. Elle a vécu dix ans avec lui.  Sexagénaire au faîte de sa carrière, il donnait à Ilana, bien avant de s'installer avec elle, des rendez-vous galants dans le grand salon de Matignon, son bureau au premier étage.
Ilana Schimmel

Rocard avait rencontré sa maîtresse par l’intermédiaire de son ami Shimon Pérès dont elle était l’amie. Ilana Schimmel, israélienne née à Haïfa, vivait en France depuis 1956 et s’affichait notoirement proche de la gauche de son pays. Elle prétendait avoir voulu tester l'antisémitisme supposé du premier ministre que ses amis disaient trop proche des Palestiniens : «Je savais qu'il connaissait Arafat. Cela pouvait aider à la paix que nous recherchions entre Israël et la Palestine». Subjuguée par «son intelligence, sa curiosité, le plaisir des discussions en sa compagnie», auxquelles elle prêta «une grande valeur érotique», cette mère de deux enfants, séparée mais non encore divorcée d'un compatriote chirurgien, devient sa maîtresse. L’entourage du premier ministre était persuadé qu’elle était en fait un agent du Mossad en mission commandée. Rocard se trouva ainsi, très souvent à titre privé, en vacances  à Jérusalem où il profita de ses escapades pour nouer des relations avec les hommes politiques israéliens qui voyaient en lui un homme ouvert.
En mai 1968 il succomba, par contagion, à la seule dérive gauchiste de son histoire et il le confessa : «J'ai tenu des propos pas très malins». En mai 1969, à la campagne présidentielle. Il fit la une aux côtés des autres candidats révolutionnaires - Alain Krivine et Jacques Duclos - et derrière des poids lourds socialistes qui ne feront pas tellement mieux que lui. Le tandem Gaston Defferre-Pierre Mendès France obtiendra 5,01 % des voix, lui 3,61 %.
Rocard a toujours eu pour les Juifs et les Israéliens un a priori favorable qui n’exigeait aucune exclusive. Il avait une préférence pour l’action à l’étranger : «Jamais la France n'a pris assez en considération les problèmes extérieurs. Les Français ne s'expatrient pas, ou trop peu, ils accordent une faible importance à la politique étrangère - on le sent à la lecture des journaux - et exportent trois fois moins de vin aux Etats-Unis que les Italiens. Résultat? Notre grande nation arrogante perd de son influence. Alors, quand on me demande de participer à une instance internationale, j'accepte. Pour mon pays». Cela explique ses nombreux voyages et certaines missions occultes. Après avoir renoncé à toute ambition présidentielle, il participa  au think tank le Collegium international éthique, scientifique et politique  animé par l'ex-ambassadeur Stéphane Hessel et destiné à rien de moins qu'à «formuler un "dit" éthique sur les problèmes graves de la planète auprès de l'ONU».
Pour comprendre Michel Rocard, il faut savoir qu’il distinguait deux traditions politiques au sein de la gauche française. Un courant jacobin, centralisateur, étatique, nationaliste, protectionniste, qui prône donc un Etat fort et interventionniste. A l’opposé, un courant décentralisateur, régionaliste, attaché à l’autonomie et aux compétences des  collectivités de base qui, par opposition à la première est connue sous le nom de «deuxième gauche». Le Parti Socialiste Unifié (PSU) de Rocard aura été, tout au long de son existence, la cheville ouvrière de cette nouvelle galaxie de gauche, son aboutissement le plus institutionnalisé.
Michel Rocard avait cherché, non pas à arbitrer le conflit israélo-palestinien, mais à comprendre les causes du blocage. Il était convaincu qu’aucune des parties ne pouvait éradiquer l’autre et donc qu’il fallait passer des compromis réciproques. Il ne comprenait pas l’intransigeance d’Israël qui s’appuyait sur  la force des armes. Malgré son accolade à Yasser Arafat, il n’a jamais cru en lui car il le trouvait «un peu tordu» et faisait confiance à d'autres dirigeants palestiniens; Salem Fayyed avait sa préférence.

La presse avait relayé une prétendue affirmation de Michel Rocard considérant : «Israël comme une erreur historique et une menace pour la région» alors qu’il était en visite privée en Egypte en 2014 pour participer à un colloque organisé par la Bibliothèque d'Alexandrie sur les relations euro-américaines au Proche-Orient. Le journal saoudien Alsharq al Awsat de Londres avait transformé les déclarations de Rocard lui faisant dire «la promesse Balfour accordant le droit aux Juifs de créer leur État en Palestine était une erreur historique. Israël est un cas exceptionnel, né d'une erreur historique, et qui s'est transformé en un État racial qui a rassemblé des millions de Juifs venus du monde entier. Pire, il constitue une menace à ses voisins».
Michel Rocard avait immédiatement démenti l’interprétation de ses paroles : «On sait ce que je pense sur ce sujet depuis près de quarante ans et je n'ai jamais varié. Il suffit de reprendre toutes mes déclarations et tous mes écrits. Israël n'est évidemment pas une erreur historique. Ce que j'ai dit c'est que l'erreur historique des Britanniques, après la Déclaration Balfour, a été de ne pas comprendre toutes les conséquences qu'elle aurait et donc, d'avoir mal géré ces conséquences avec les autorités musulmanes. Ceci explique qu'Israël soit né dans des conditions conflictuelles, et les raisons fondamentales pour lesquelles le conflit perdure. Quant à prétendre que j'aurais affirmé qu'Israël est un état racial ou raciste, je n'ai jamais pu dire cela. Je le démens absolument, formellement et je dis que le journaliste qui écrit ça a de très mauvaises intentions à mon égard».
Il avait effectivement été l’un des fondateurs au sein du Parti socialiste d’un groupe se nommant «Les socialistes pour une paix juste et durable au Proche-Orient» qui sur certains points, les implantations en particulier, critiquait la politique israélienne. Mais il n’était pas le seul à vouloir débloquer une situation qui perdure encore. S'il était de gauche, on ne pouvait pas le qualifier de "gauchiste" à l'image des écologistes foncièrement anti israéliens.
Avec Ali Salehi ministre iranien des affaires étrangères

Enfin les dirigeants israéliens et certains européens avaient critiqué la "drôle" de visite de Michel Rocard à Téhéran. Il s’était rendu le 14 mai 2012 dans la capitale iranienne, où il avait été accueilli avec les égards réservés à un émissaire étranger officiel de haut rang, alors qu'à Paris, l'équipe du président élu François Hollande, n’était pas encore entrée en fonction. Le chef du Quai d’Orsay de l’époque, Alain Juppé, avait confirmé que ce déplacement s'était fait «entièrement à titre privé et sans mandat». Israël l’avait quand même considéré comme une provocation.
A quelques jours d'une réunion à Vienne entre l'Iran et l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), et surtout à une semaine d'un rendez-vous majeur à Bagdad, le 23 mai, entre les grandes puissances et l'Iran, pour tenter de lancer un processus échelonné de négociations sur le contentieux nucléaire, le voyage de Michel Rocard ne pouvait que semer un trouble. Les Israéliens l'ont accusé d’être tombé dans le piège des Iraniens qui cherchaient à diviser les Occidentaux. 
Michel Rocard était connu pour ses vues en faveur d'un désarmement nucléaire général.  Il est improbable que cette visite n’ait pas eu le feu vert de François Hollande malgré les dénégations de la classe politique. En effet, au lendemain de l'élection de François Hollande, Téhéran avait émis l'espoir que s'ouvre «une nouvelle ère» dans les relations avec Paris. Ce déplacement avait suscité à gauche un intérêt pour tous ceux qui  pensaient que la France devrait assouplir son langage sur l'Iran, jugé par certains trop proche de celui tenu par les responsables israéliens.


Article publié dans le Times of Israël
http://frblogs.timesofisrael.com/rocard-le-socialisme-et-israel/

3 commentaires:

Marianne ARNAUD a dit…

Tout ceci justifie sans doute largement à ses yeux, que Rocard, dans son testament souhaite, après une cérémonie au temple, ainsi qu'un "hommage à Solférino", avec "intervention du Premier ministre Manuel Valls", de l'historien du PS Alain Bergougnioux et de Jean-Christophe Cambadélis, secrétaire général du Parti socialiste, il
souhaite aussi, en toute modestie, avoir "un hommage national aux Invalides", avec allocution du président de la République qui, il faut le reconnaître excelle dans cet exercice où il a acquis un grand savoir-faire.
Après tout cela nous en aurons fini avec cette "grande figure de la République", qu'à notre grande honte, nous avions déjà oubliée, jusqu'à ce que sa mort ne soit venue rappeler à notre mémoire cet homme politique français qui, en dépit de sa CSG et de son RSA, était tout de même passé à côté de son destin.

Michel ALLAL a dit…

Merci et j’espère que tout nos juifs qui ont craché sur sa mémoire depuis quelques jours penseront à deux fois à commenter de façon haineuse et sans fondement lorsqu'un grand personnage public nous quittera.

Elizabeth GARREAULT a dit…

Bel article, bien complet.
Les gens, peu au fait des us et coutumes du sieur Arafat ignorent peut-être qu'il sautait sur tout ce qui bouge dans le monde politique à grand renfort de baisers sur la bouche et d'accolades pour se faire sa com.
Touchant également de revoir cette photo avec Jean-Pierre Cot, le fils de Pierre Cot, ministre sous le Front Populaire et lui aussi victime d'une abominable rumeur. Il fut aussi haï par la droite que Léon Blum et fut accusé d'être un agent de Moscou qui livrait des armes aux soviétiques.
Comme quoi, méfions-nous toujours de ceux qui salissent, ils y ont souvent grand intérêt.